Alors que la tension politique monte à quelques jours du scrutin du 25 octobre 2025, la marche interdite du Front Commun, le 11 octobre 2025, a déclenché une vague de fausses informations sur les réseaux sociaux. Entre images détournées, vidéos sorties de leur contexte et fausses rumeurs, la désinformation – comme on pouvait s’y attendre – vient semer la confusion, mettant à l’épreuve la vigilance des journalistes et des vérificateurs de faits.
Par Abdoul-Khader Coulibaly, Ivoire Check
Prévue initialement le 4 octobre 2025, la marche du Front commun, regroupant le Parti démocratique de Côte d’Ivoire Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA) et le Parti des peuples africains Côte d’Ivoire (PPA-CI) avait été reportée pour faute d’autorisation. Les organisateurs l’ont reprogrammée pour le 11 octobre 2025, au lendemain du lancement officiel de la campagne pour l’élection du président de la République du 25 octobre 2025. Mais à la veille du rassemblement, un arrêté préfectoral l’a finalement interdite, évoquant des risques de troubles à l’ordre public.
Malgré cette interdiction, des groupes de militants et sympathisants de l’opposition ivoirienne ont tenté de se rassembler dans plusieurs communes de la capitale économique, notamment à Yopougon et à Cocody. Les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser les attroupements, usant, par moments, de gaz lacrymogènes.

Tandis que la situation semblait globalement sous contrôle sur le terrain, les réseaux sociaux se sont rapidement transformés en un véritable champ de bataille informationnel. Des publications alarmistes ont émergé sur Facebook et TikTok, notamment des vidéos prétendant montrer des manifestants blessés ou tués ou encore des images de foules dispersées par des forces armées.
Une grande partie de ces contenus sont trompeurs ou sortis de leur contexte d’origine comme le démontrent plusieurs articles de fact-checking (1, 2, 3, 4). Ils illustrent la puissance et la vitesse de circulation de la désinformation en période électorale. Selon ces articles, les images examinées provenaient soit d’anciennes manifestations, soit d’autres pays. Par exemple, une des images a été prise en Côte d’Ivoire en octobre 2020, une autre en Guinée en octobre 2019, et une autre en Haïti en décembre 2010.
Une propagation fulgurante sur fond d’un contexte politique tendu
Si ces fausses informations ont circulé aussi vite, c’est avant tout parce qu’elles ont trouvé un terrain fertile dans un contexte politique tendu, explique Donatien Kangah, enseignant en journalisme à l’ISTC Polytechnique d’Abidjan. Kangah, qui est aussi analyste de la désinformation, signale que « les périodes de crise ou de tension politique sont des terreaux fertiles pour la désinformation. Plus les inquiétudes et les émotions sont fortes, plus les gens sont enclins à croire ce qu’ils voient, surtout en l’absence de communication officielle claire ».



Cette dimension émotionnelle a été déterminante. Selon Mariama Thiam, représentante du Centre for Journalism Innovation and Development (CJID) au Sénégal, « les fake news prospèrent parce qu’elles s’appuient sur nos émotions et sur le biais de confirmation : cette tendance à croire ce qui conforte nos convictions et à rejeter ce qui les contredits ».
Autrement dit, plus une information renforce les convictions d’un groupe politique, plus elle est diffusée rapidement par ce dernier et sans vérification préalable. À cela s’ajoute, la répétition des messages, une technique bien connue dans les campagnes coordonnées de désinformation. « Lorsqu’un citoyen est exposé plusieurs fois à la même rumeur, il finit par y croire », précise Mariama Thiam.
Sur les plateformes, les mêmes vidéos et les mêmes messages circulent, parfois partagés par des comptes identiques, relayant un message uniforme : « répression », « bavures policières », « marche réprimée ».
Un schéma qui ne doit rien au hasard. Selon Cyriac Gbogou, consultant en inclusion numérique, les similitudes répétées entre certaines publications sur les réseaux sociaux suggèrent parfois une diffusion coordonnée plutôt que des publications spontanées.
« Ce n’est pas spontané, ce sont des actions coordonnées », confirme Cyriac Gbogou avant de poursuivre : « Beaucoup de comptes qui publient ces fausses informations ne sont même pas basés en Côte d’Ivoire. Ce sont des profils de la sous-région, souvent relayés par des acteurs locaux qui ajoutent de la crédibilité et attisent les tensions ».
Pour corroborer les observations de Gbogou, plusieurs pages Facebook ayant diffusé les mêmes publications ou images lors de la marche du Front commun du 11 octobre 2025 ont été analysées. Ces pages (1, 2, 3, 4) se distinguent par une activité soutenue autour de sujets politiques régionaux et une forte audience en ligne, parmi lesquelles AES Alerte. D’après les données de transparence de Meta, la page AES Alerte a été créée en 2023 sous le nom Histoire d’Afrique avant d’adopter son nom actuel en juin 2025. Elle est gérée par cinq administrateurs situés dans quatre pays différents : Mali, Cameroun, Côte d’Ivoire et France. Parmi les cinq administrateurs, deux sont localisés au Mali selon les données de transparence de Meta. Cela traduit que la désinformation n’a pas forcément une base locale unique : elle peut être alimentée depuis l’extérieur puis relayée par des comptes locaux qui lui donnent plus de crédibilité.

La page Mali Info Universel a, quant à elle, été créée le 9 janvier 2022 sous le nom Fasso Info. Elle a ensuite changé de nom à plusieurs reprises : Mali Info (août 2022) puis Mali Info Universel (septembre 2024). Ces modifications successives laissent entrevoir une volonté d’élargir ou de redéfinir son champ d’action éditorial. Les données de transparence indiquent qu’elle est administrée par deux personnes localisées au Mali. La page compte environ 193 000 abonnés.
Si rien ne permet de confirmer qu’il s’agit d’une opération coordonnée, certains éléments, notamment la réutilisation d’images déjà diffusées par d’autres comptes dans la sous-région, peuvent suggérer une circulation de contenus au sein d’un écosystème de pages apparentées.

Concernant la page Mad’s Média, elle a été créée le 28 juillet 2019 sous le nom Guide Ras Bat. Depuis sa création, elle a changé de nom à cinq reprises : le 19 juin 2020, le 28 juin 2020, le 12 juillet 2021, et le 23 juin 2023, où elle a adopté son nom actuel. Selon les données de transparence de Meta, les quatre (4) administrateurs de la page résident au Mali.


Le compte HDR_Info Officiel compte 97 000 abonnés et figure parmi les comptes ayant relayé la même image présentée comme une scène de la manifestation du 11 octobre 2025 à Abidjan. Cependant, les informations de transparence de Meta indiquent que les quatre administrateurs de la page sont également tous basés au Mali.

Une campagne de désinformation aux effets concrets sur le climat électoral
Au-delà du simple flux de rumeurs, les publications trompeuses observées dans ce contexte électoral ivoirien risquent de fausser la perception de la réalité et d’influencer le comportement des citoyens à l’approche du scrutin.
Selon Cyriac Gbogbou « toute action de désinformation a toujours pour but d’avoir une influence sur un groupe ». Dans le cas de la marche du 11 octobre, poursuit-il, « il semble s’agir d’effrayer la population, pour qu’elle ne sorte pas. En ce moment, c’est la période pour récupérer les cartes d’électeurs : si les gens ont peur de se déplacer, ils ne voteront pas. C’est une autre forme de boycott, qui crée une psychose collective. »
Ce constat rejoint celui de plusieurs observateurs de la société civile, comme celui du rapport de la National Democratic Institute (NDI), qui note une baisse de confiance envers les médias traditionnels et les sources officielles, au profit de comptes anonymes ou de plateformes communautaires.
« Quand les citoyens cessent de croire aux sources d’autorité, la désinformation gagne toujours. Le danger, c’est que la peur ou la colère deviennent plus puissantes que les faits », analyse Mariama Thiam du CJID.
La viralité de ces contenus s’explique aussi par la logique propre aux algorithmes des réseaux sociaux. Plus une publication suscite de réactions, d’indignations, de peur, de curiosité, plus elle est propulsée dans les fils d’actualité. Résultat, les fausses informations circulent souvent plus vite et plus loin que les démentis ou les articles de vérification des faits.
« Malheureusement, la vérité se déplace plus lentement que le mensonge », regrette Mariama Thiam.
Le défi de restaurer la confiance face à la tempête informationnelle
Face à cette marée de contenus trompeurs, le rôle des journalistes reste crucial. Il est essentiel qu’ils puissent privilégier la vérification rigoureuse de l’information plutôt que la rapidité de publication. Cyriac Gbogbou rappelle que « le travail journalistique ne doit pas se faire dans la précipitation, ni courir derrière le buzz, mais doit venir améliorer l’information : si c’est une fake, donner la bonne information, ou la replacer dans son contexte ».
Cette rigueur, selon lui, suppose une meilleure coordination entre les rédactions, les fact-checkers et les institutions. « Beaucoup de personnes font le même travail, mais elles ne se parlent pas. Il faut une synergie d’action ».
De son côté, Donatien Kangah, enseignant en journalisme et en communication digitale, insiste sur la nécessité d’un travail collectif de pédagogie : « Dans un contexte de crise, les émotions prennent le dessus et l’absence d’informations officielles laisse la place à toutes les rumeurs. Le journaliste doit être le contrepoids de cette agitation, en apportant calme, vérification et autorité ».
Ces propos rappellent une évidence souvent oubliée que lutter contre la désinformation ne consiste pas seulement à corriger les fausses nouvelles, mais à restaurer un lien de confiance entre les médias, les institutions et les citoyens. Dans le cas de la marche interdite du 11 octobre 2025, cette mission prend une dimension particulière, vingt quatre heures d’un scrutin présidentiel où la crédibilité de l’information pèse est essentielle pour la cohésion sociale.
Cet article a été réalisé par le média ivoirien Ivoire Check, membre de la Coalition Anti Dohi – une initiative qui œuvre pour l’intégrité de l’information dans le cadre de la présidentielle ivoirienne d’octobre 2025. La Coalition Anti Dohi est soutenue par le projet renforcer la fiabilité de l’information en Afrique de l’Ouest de la GIZ, dans le strict respect de l’indépendance journalistique et éditoriale qui régit la Coalition.
