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Déguerpissements à Abidjan : Quand le manque d’accès à l’information et l’absence de données ouvertes fragilisent les droits des citoyens

Enquête sur les déguerpissements et le droit à l’information en Côte d’Ivoire

Par Kaberu Tairu

Avec la participation de CFI, Agence française de développement médias, dans le cadre du Projet PAGOF 2

Un matin de janvier 2024, Fatoumata, commerçante installée depuis plus de vingt ans à Gesco, se réveille au bruit des bulldozers. En quelques heures, sa maison et son petit kiosque disparaissent sous les gravats. « On ne nous a rien dit, aucun avis écrit, aucun délai. On nous a simplement dit de partir. » Son histoire n’est pas isolée : des milliers de familles ont vécu le même cauchemar.

Pourtant, la Côte d’Ivoire dispose depuis 2013 d’une loi sur l’accès à l’information publique, qui garantit à tout citoyen le droit d’obtenir des informations détenues par l’État. Cette loi aurait dû permettre à Fatoumata et à tant d’autres de savoir, d’anticiper, de préparer une solution. Mais entre le texte et la réalité, le fossé est immense.

Déguerpissements 2024 : faits marquants

Selon les autorités, ces opérations visent à lutter contre l’occupation anarchique et à protéger l’environnement. Mais aucun chiffre officiel consolidé n’a été publié : ni sur le nombre de ménages touchés, ni sur les indemnisations prévues. Les estimations des ONG parlent de plus de 20 000 personnes déplacées en 6 mois.

L’ampleur du déplacement humain par zone selon le rapport du CNDH)

Un déficit d’information dramatique

Les déguerpissements de 2024 illustrent un déficit d’information structurel :

  • Absence de consultation publique avant les opérations.

  • Arrêtés administratifs introuvables, parfois même pour les journalistes et juristes.

  • Opacité des chiffres : aucun rapport officiel rendu public.

Des vies bouleversées

Parmi les victimes, un père de famille, qui préfère rester anonyme, a vu s’effondrer plus qu’un bâtiment :

J’avais économisé pendant dix ans pour construire ma maison. J’ai investi plus de 40 millions de francs CFA dans ce projet. J’avais tous les documents prouvant la légalité de mon terrain. Pourtant, ce jour-là, j’ai vu ma maison s’effondrer sans qu’on me donne la moindre explication.

Son témoignage résume l’un des drames silencieux des déguerpissements à Abidjan : l’effacement de la dignité humaine par le vide informationnel. Sans accès aux cartes des zones concernées, sans préavis officiel, sans voie de recours immédiate, les habitants se retrouvent exclus des processus de décision — et ce, même lorsqu’ils sont en situation régulière.

Le choc a été tel qu’il s’est retrouvé, avec sa famille, sans abri du jour au lendemain. Pendant plusieurs mois, ils ont dû se réfugier sous un pont, vivant dans des conditions précaires. Sa voix tremble lorsqu’il évoque ses enfants, contraints de quitter l’école faute de moyens.

Ce père de famille n’est pas un cas isolé : des dizaines de riverains dans la même situation ont brandi des titres fonciers, autorisations administratives, quittances de paiement… en vain. Le silence institutionnel s’est abattu plus violemment que les machines.

Un coup dur pour l’éducation et l’avenir des jeunes

L’une des victimes majeures de ce déguerpissement est le Groupe Scolaire Cha Hélène, un établissement reconnu par l’État et fréquenté par environ 800 élèves. La démolition de cette école met en péril l’éducation de ces enfants et adolescents, qui se sont retrouver sans solution immédiate pour poursuivre leur scolarité.

Ces récits montrent que le manque d’information n’est pas qu’un problème technique : il transforme un processus administratif en drame humain.

Un système d’accès à l’information en décalage

La Commission d’Accès à l’Information d’Intérêt Public (CAIDP) a pour mission de veiller à l’application de la loi de 2013. Mais dans les faits :

  • Les demandes d’information restent longues et opaques.

  • Les données existantes (arrêtés, plans urbains, statistiques) ne sont pas publiées spontanément.

  • Le portail data.gouv.ci, censé incarner l’Open Data, reste pauvre en informations utiles pour les citoyens

    Une forte progression des demandes traitées par les organismes publics de 2018 à 2022, mais des délais encore inégalement respectés

Pourquoi l’Open Data pourrait changer la donne

Le portail ivoirien data.gouv.ci présente plusieurs atouts notables, notamment une diversité thématique couvrant l’éducation, les infrastructures, la consommation ou encore le programme social du gouvernement (PSGouv), des visualisations dynamiques telles que des cartes, des séries temporelles ou des tableaux interactifs qui facilitent la compréhension des données par le public, ainsi qu’un cadre institutionnel solide, avec un pilotage assuré par le CICG, soutenu par la CAIDP, le ministère de l’Économie numérique et l’OGP-CI.

Une forte présence des données économiques et éducatives, mais quasi-absence d’informations sur l’urbanisme et l’environnement

L’Open Data n’est pas qu’un concept technique : c’est un outil concret pour éviter les drames.

  • Si les arrêtés de déguerpissement étaient publiés en ligne, chaque citoyen pourrait savoir à l’avance s’il est concerné.

  • Une cartographie en ligne des zones planifiées permettrait aux habitants d’anticiper.

  • Dans d’autres pays, l’Open Data a permis d’améliorer la concertation : au Kenya, les données sur l’urbanisme sont accessibles pour suivre l’aménagement des villes.

Recommandations

  1. Transparence systématique : publication en ligne de tous les arrêtés de déguerpissement.

  2. Cartographie interactive : zones concernées disponibles en Open Data.

  3. Concertation citoyenne obligatoire avant toute opération.

  4. Indemnisation équitable : barème public et suivi des paiements.

  5. Renforcement de la CAIDP pour en faire un acteur réellement indépendant.

Face aux critiques, le gouvernement a annoncé une suspension temporaire des déguerpissements en 2025. Cette pause ne doit pas être un simple répit avant la reprise, mais une opportunité pour repenser le système.

L’histoire de Fatoumata et des milliers de familles expulsées nous rappelle que sans accès à l’information, il ne peut y avoir ni justice sociale, ni gouvernance crédible. La Côte d’Ivoire a aujourd’hui l’occasion de transformer l’opacité en transparence, et la brutalité en concertation.